Le terrorisme algérien, ou les limites de la politique de réconciliation nationale

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La vague d’attentats que subit actuellement l’Algérie soulève un ensemble de questions que les principes de la concorde civile puis de la réconciliation nationale, définis par le Président  Abdelaziz Bouteflika semblaient avoir au moins provisoirement écarté.

Les attentats de cet été, en particulier ceux du mois de septembre, mais aussi le peu d’empressement de la population algérienne à suivre spontanément les manifestations organisées par les autorités algériennes pour soutenir cette réconciliation nationale, portée à bout de bras par le pouvoir, conduisent à s’interroger sur la réalité de cette dernière, au moment où le  président algérien  déclare publiquement qu’il n’y renoncera pas « quel que soit le prix à payer ».
Quelques semaines seulement avant les attentats meurtriers de septembre, les autorités algériennes se félicitaient encore des coups qu’ils venaient de porter à la fin du mois de juillet aux terroristes d’Al-Qaïda dans les Etats Islamiques du Maghreb (AQIM, ex Groupe Salafiste  pour la Prédication et le Combat).  De nombreuses arrestations, le démantèlement de plusieurs cellules terroristes, puis la mort, dans une embuscade tendue par les forces de sécurité, le 30 juillet, de Sid Ali Rachid, alias Ali Dix, considéré comme le responsable des attentats du 11 avril et du 11 juillet étaient incontestablement autant de victoires. Qui plus est, les autorités algériennes pouvaient associer la réussite de cette opération d’une part, à la coopération des habitants de la région de Tizi Ouzou qui avaient informé les services de sécurité des déplacements du chef terroriste et d’autres part, aux renseignements sur les dissensions internes à l’AQIM, fournis par Benmessaoud Abdelkader, alias Abou Mossaab, émir du GSPC de la zone 9 qui venait de déposer les armes.
La chute d’Ali Dix, notamment, pouvait ainsi apparaître, au moins dans une certaine mesure, comme un cas exemplaire de la réussite de la politique de réconciliation nationale puisqu’il avait été trahi par des « ralliés ». Les attentats de la première quinzaine de septembre viennent contredire cette perception.
Il semble en effet que les autorités algériennes aient gravement sous-estimé les capacités et la détermination des groupes terroristes en surévaluant les dissensions internes à l’ex GSPC, alors que l’histoire récente du mouvement terroriste algérien a montré que les divisions n’ont jamais réellement nui à l’efficacité de la mouvance terroriste algérienne. A cet égard, on se souviendra que le GSPC était issu, par exemple, du GIA de 1989. Le fait qu’il se soit constitué en opposition à la pratique des massacres de masse prônée par Antar Zouabri, chef du GIA, n’a pas empêché le GSPC de conserver une ligne idéologique identique à l’organisation dont il s’était séparé. De même, si la stratégie qu’il a adoptée ces trois dernières années et qui a consisté à privilégier l’action dans les campagnes et le maquis ne s’est pas révélée particulièrement efficace sur le plan politique, compte tenu du peu d’intérêt que ces actions suscitaient, il n’a pas pour autant cessé de recruter. Bien au contraire, il s’est développé et il a su récemment, en choisissant de se proclamer al-Qaïda au Maghreb Islamique,  revenir à une stratégie nettement plus efficace en termes politiques et médiatiques.
Il serait donc faux et dangereux de considérer que le ralliement de quelques terroristes à la réconciliation nationale, du fait de dissensions personnelles au sein du GSPC, aient conduit à la fin d’un GSPC qui aurait été marginalisé au profit d’une nouvelle organisation. Ce sont quelques membres du GSPC qui ont été marginalisés. Mais le groupe lui-même, toujours tenant d’une idéologie radicale n’a fait que modifier sa tactique en changeant de nom. Le fait que les auteurs des attentats commis de juillet à septembre en Algérie sont des ressortissants algériens confirme bien, si besoin était, l’origine locale de l’action de terrain. Mais rappelons encore une fois que la filiation idéologique avec le GIA demeure : à savoir qu’il s’agit  d’un mouvement qui prend ses racines chez les vétérans de la guerre d’Afghanistan qui constituent la base du mouvement salafiste et djihadiste. Même si les groupes terroristes algériens ont leur histoire propre, ils ont toujours obéi aux principes du Djihad international, en les adaptant aux conditions locales. La revendication d’une filiation à al-Qaïda ne change rien fondamentalement à leurs principes. En définitive, elle n’est que la reconnaissance d’une filiation originelle qui permet en s’affichant maintenant, d’augmenter  au moins théoriquement, ses capacités de recrutement et ses domaines d’action.
Or, curieusement, le président Bouteflika a déclaré, après l’attentat du 6 septembre à Batna que les terroristes œuvraient « pour le compte de capitales étrangères et de dirigeants étrangers ». Ce genre nouveau d’accusations qui demeure extrêmement vague peut laisser penser que les récents attentats, de par leur forme nouvelle pourraient être aussi d’une origine nouvelle. En d’autres termes, l’utilisation de kamikazes selon les méthodes habituelles d’al-Qaïda pourrait laisser penser que nous avons affaire à une forme de terrorisme qui n’est pas d’origine algérienne.
Si l’on va dans ce sens, il est facile d’arriver à des conclusions qui ont l’avantage de procurer au gouvernement algérien un éclairage positif sur sa politique : la réconciliation nationale qui aurait démontré sa réussite par le ralliement des terroristes algériens du GSPC se heurterait à présent à de nouveaux terroristes manipulés de l’étranger. Ce point de vue aurait un avantage particulier pour le gouvernement algérien dans la mesure où il ne saurait être farouchement démenti par al-Qaïda au Maghreb qui a précisément choisi de se nommer ainsi pour asseoir son image de puissance. Le danger, pour l’analyse objective des faits, est donc de voir du côté du pouvoir comme du côté des terroristes, une surenchère politique et médiatique qui masque la réalité du quotidien de ceux qui sont victimes du terrorisme en Algérie.
Ces victimes – dans le chef desquelles on ne peut soupçonner un instant une indulgence quelconque à l’égard des terroristes – ne sont pas précipitées en masse pour répondre présent aux rassemblements organisés par les partis politiques de la coalition présidentielle et les syndicats et destinés, après les attentats de Batna et Dellys, à soutenir la politique de réconciliation nationale.
Pour comprendre cette attitude, il convient d’examiner de plus près la Charte pour la paix et la réconciliation, entrée en vigueur sous forme de loi en mars 2006, après avoir fait l’objet d’un référendum en septembre 2005. On ne retient en effet la plupart du temps de cette loi que les points les plus saillants, en particulier celui concernant les réductions de peines accordées aux islamistes qui n’ont pas été impliqués ni dans des viols, ni dans des massacres collectifs, ni  dans des attentats commis dans des lieux publics. Mais l’on oublie souvent de s’intéresser aux mesures qui interdisent aux victimes de contester les conséquences de l’action publique autant que celle des terroristes dans les années passées.
 Si l’on en croit les chiffres régulièrement avancés à leur sujet, on peut estimer que près de 200.000 personnes ont été victimes des actions terroristes et de leur répression, depuis le début des années 90. Parmi elles, des milliers de disparitions sont, probablement, à mettre au compte de l’action des forces de sécurité. Aujourd’hui, le sort de ces disparus demeure particulièrement incertain, dans la mesure où la loi n’envisage aucune enquête à leur sujet.  Seules compensations prévues : la délivrance de certificats de décès, et une indemnisation des familles assortie de la reconnaissance du statut de « victime de la tragédie nationale ».
Outre l’impossibilité d’ouvrir des procédures judiciaires contre les services de sécurité, la loi interdit toute prise de position publique pouvant mettre en cause l’action de ces derniers dans la lutte anti-terroriste : « Nul en Algérie ou à l’étranger, n’est habilité à utiliser ou à instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux Institutions de la république Algérienne Démocratique et Populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de tous ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. » En d’autres termes, il est interdit de contester et même de s’interroger sur l’attitude du gouvernement algérien au cours de ces dernières années. La loi impose donc de souscrire entièrement à l’Histoire de l’Etat algérien rédigée par l’Etat algérien lui-même. L’un des paradoxes de cette loi, et non des moindres,  est donc de prôner la réconciliation nationale tout en prévoyant de condamner ceux qui pourraient se risquer à seulement  contester le bien fondé de la loi qui la met en oeuvre.
A la lumière de ce texte, on comprend sans doute mieux les déclarations d’Abdelaziz Bouteflika qui après avoir dit qu’il ne renoncerait pas à la réconciliation nationale quel que soit le prix à payer, ajoute qu’il rejette autant « l’extrémisme des islamistes que celui des laïcs ». Curieux parallélisme mais qui permet de mieux cerner l’enjeu politique de cette réconciliation nationale. Il s’agit en fait d’une stratégie politique qui tente de se fonder sur une valeur morale, celle du pardon,  pour absoudre tous les acteurs des conflits passés en sacrifiant les victimes au nom de la raison d’Etat. En s’autorisant à apparaître comme celui qui incarne la valeur morale, le président algérien retire aux victimes leur droit de prononcer ou non le pardon, tout en s’accordant à lui-même le pardon qu’il a ainsi confisqué à son profit.
 Cette confusion des genres n’échappe pas à beaucoup d’Algériens qui ne souhaitent pas davantage être pris en otages  par les services de sécurité que par les islamistes et qui constatent aujourd’hui que quels que soient les sacrifices qu’ils ont pu consentir au gouvernement, ce dernier n’a pas été capable de faire cesser les violences dans le pays.
Ni le renforcement de l’appareil sécuritaire, ni la loi de réconciliation nationale n’ont suffi à enrayer le terrorisme, loin s’en faut. L’attentat de Dellys  a ainsi révélé qu’un collégien de 15 ans pouvait s’impliquer totalement dans un acte terroriste. Ce garçon était originaire d’un quartier d’Alger qui a connu dans les années 90, les débuts des affrontements entre les forces de sécurité et le GIA. Mais il n’a eu nul besoin d’effectuer un séjour dans un camp d’entrainement afghan pour basculer dans le terrorisme.
Quinze ans, c’est à peu près le temps qui s’est écoulé entre le début de la violence terroriste et aujourd’hui. Si la loi de réconciliation nationale, à laquelle Abdelaziz Bouteflika semble vouloir s’accrocher indéfiniment avait eu les vertus qu’il lui prête, l’Algérie ne vivrait plus, en ce début de Ramadan, ce genre de drame. Il est clair que cette loi qui n’a été accompagnée d’aucune mesure sociale ou économique n’a pas réussi à réduire le terreau du terrorisme. On peut même penser que par son souci pathétique d’amnistier l’ensemble des protagonistes de la guerre contre le terrorisme, elle n’a fait qu’aggraver la rupture entre la classe politique et le peuple algériens.