France : Boualem Sansal, emprisonné, mais sa voix résonne sur les planches d’Avignon

Portée par la compagnie Les Asphodèles du Colibri, l’adaptation théâtrale du roman « Le Village de l’Allemand » de Boualem Sansal continue de faire entendre une parole littéraire aujourd’hui muselée. Créée en 2023, la pièce sera présentée en juillet dans le cadre du « off » du Festival d’Avignon, alors que l’écrivain algérien est incarcéré depuis plus de 200 jours dans son pays.

Publié en 2008 aux éditions Gallimard, « Le Village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller  » s’inspire d’un fait réel. Il retrace le parcours de Rachel et Malrich, deux frères nés d’une mère algérienne et d’un père allemand, élevés dans une cité de la banlieue parisienne tandis que leurs parents sont restés vivre près de Sétif, en Algérie. A travers le journal intime de chacun, Boualem Sansal évoque la Shoah, la guerre civile algérienne des années 1990 et la vie en banlieue française. Salué par le Grand Prix RTL-Lire la même année, le roman a été censuré en Algérie pour son audacieux parallèle entre islamisme radical et nazisme.

« J’ai été bouleversé par sa façon d’écrire », a confié Thierry Auzer, directeur artistique de la compagnie, mercredi soir, lors d’une rencontre avec la presse organisée à Versailles, dans le cadre du festival « Le Mois Molière ».

Peu après la parution du roman, Auzer entre en contact avec Sansal. L’auteur avait initialement cédé les droits pour une adaptation cinématographique, qui ne verra finalement jamais le jour. Ce renoncement ouvrira la voie à une mise en scène théâtrale, imaginée en 2023 par le metteur en scène Luca Franceschi, compagnon de route artistique de Thierry Auzer et directeur d’un théâtre à Bruxelles.

Depuis sa création, la pièce est en tournée, notamment dans des lycées. Elle s’invitera à Avignon du 5 au 26 juillet. Boualem Sansal devait assister à une représentation à l’automne 2024, mais son arrestation quelques semaines plus tôt a empêché sa venue.

« A chaque représentation, je dis aux comédiens : vous racontez une histoire, mais vous faites aussi vivre une œuvre qu’on a tenté de faire taire. En 2025, c’est un acte essentiel que de porter sur scène la parole d’un homme enfermé », insiste Thierry Auzer.

Agé de 80 ans, Boualem Sansal a été arrêté le 16 novembre 2024. Le 27 mars dernier, il a été condamné à cinq ans de prison pour des propos tenus lors d’un entretien avec « Frontières », un média français d’extrême droite, dans lequel il estimait que certains territoires algériens appartenaient historiquement au Maroc. Son procès en appel est prévu pour le 24 juin.

L’affaire est devenue un point de tension entre l’Algérie et la France : Alger défend une procédure judiciaire ordinaire, tandis que Paris appelle à un « geste d’humanité » envers un écrivain gravement malade, atteint d’un cancer. Gallimard, son éditeur, a désigné un avocat français pour assurer sa défense, mais celui-ci n’a jamais obtenu de visa pour se rendre en Algérie.

Sur scène, six comédiens évoluent dans un décor épuré : un canapé, une table, quelques cubes. Le rythme soutenu, ponctué de touches d’humour et de superpositions narratives, accompagne le spectateur dans l’intime et douloureuse quête d’identité des frères Schiller. La pièce interroge la mémoire, l’héritage familial, la responsabilité face au passé.

« Nous ne sommes ni responsables, ni comptables des crimes de nos parents », affirme un personnage-clé, un commissaire de police, figure tutélaire de Malrich, selon l’AFP.

A travers les thèmes du silence, de l’amnésie familiale et de la mémoire collective, le spectacle prolonge le cri d’un auteur bâillonné. « Ce livre nous aide à ne pas oublier hier, pour comprendre ce que nous vivons aujourd’hui », conclut Thierry Auzer.