Les autorités soudanaises ont rejeté la responsabilité de l’attaque sur les rebelles du Darfour, mais on estime généralement, dans la communauté internationale du renseignement, qu’il pourrait s’agir d’un « avertissement sans frais » envoyé par Khartoum à la communauté internationale pour lui faire connaître le prix à payer pour toute future ingérence. Il est toutefois douteux que ce type d’incident ait une véritable influence sur la volonté de la communauté internationale.
Depuis le début du conflit du Darfour en 2003, l’ampleur des massacres et autres mouvements des populations du nord-ouest du Soudan fuyant les combats vers le Tchad puis vers la Centre Afrique a fini par obliger une ONU qui trainait les pieds à condamner l’action du gouvernement de Khartoum. Pour rappel, le conflit du Darfour a fait, selon l’ONU, 200 000 morts et deux millions de réfugiés alors que Khartoum se couvre de ridicule en ne reconnaissant « que » 9000 morts. La condamnation internationale, cependant, a davantage relevé, jusqu’à présent davantage de l’ordre du symbolique que de celui de l’efficacité. L’adoption de la résolution 1769 qui prévoit le déploiement d’une force « hybride » de 26.000 militaires et policiers de l’ONU et de L’Union Africaine est donc, de fait, la première initiative concrète prise par les instances internationales.
Khartoum a accepté le 1er août, soit dès le lendemain du vote, l’application de cette résolution, faisant valoir qu’elle ne menaçait pas sa souveraineté puisqu’elle ne prévoit l’usage de la force qu’en cas de légitime défense et qu’elle limite l’action internationale à la protection des civils dans les zones en conflit. Mais le gouvernement soudanais a surtout retenu de cette résolution qu’elle ne faisait plus référence aux précédentes, c’est-à-dire en particulier à la résolution 1706 qui prévoyait l’envoi d’une force exclusivement constituée par l’ONU. La prédominance de troupes africaines dans cette nouvelle force baptisée UNAMID/MINUAD serait-elle une garantie pour le gouvernement d’Omar Al-Bachir qui accusait, lors du vote de la 1706, l’ONU de vouloir « recoloniser » le Soudan ?
Khartoum, en tout état de cause, a toujours tenté de faire valoir que le conflit du Darfour se limitait à des affrontements internes au Soudan qui opposaient des tribus arabes nomades à des paysans noirs sédentaires. Ce conflit, né des dégradations des conditions de vie liées aux duretés climatiques du Sahel se limiterait donc, selon la position officielle, à des affrontements locaux auxquels l’Etat souverain tenterait de mettre bon ordre.
Pourtant, qu’elles émanent des équipes humanitaires des Nations Unies ou de celles d’ONG indépendantes, toutes les missions d’observations effectuées sur le terrain ont révélé de façon incontestable que les atrocités commises dans ce conflit émanent pour l’essentiel, des milices Janjawids qui ne se composent pas loin s’en faut, que de « nomades arabes » et surtout que ces milices sont ouvertement équipées et soutenues par l’armée régulière soudanaise. Le gouvernement de Khartoum ne saurait donc apparaître comme l’arbitre d’affrontements tribaux mais plutôt comme l’initiateur d’une répression sanglante destinée a asseoir l’autorité de la minorité arabe et surtout islamiste incarnée par Omar Al-Bachir sur les populations rebelles du Darfour à majorité noire.
L’avantage pour Khartoum de n’ouvrir son territoire qu’à un contingent international composé en grande majorité de troupes africaines ne peut donc résider dans l’espoir de bénéficier d’une quelconque indulgence. Les pays voisins, certains victimes eux aussi des agissements d’Al-Bachir, et d’autres pour le moins embarrassés par son comportement ne sont, en effet, guère favorables au gouvernement de Khartoum. L’avantage escompté par Khartoum est ailleurs. Pour le comprendre, il est nécessaire de prendre en compte plusieurs facteurs : la capacité de cette force, les moyens militaires de Khartoum ainsi que ses alliances à l’extérieur du continent africain.
La force africaine d’interposition déployée depuis plus de deux ans au Darfour, l’AMIS (African Union Mission In Sudan) n’est forte que de quelque sept mille hommes, en majorité nigérians. Financée en grande partie par l’Union Européenne, cette force n’a ni les prérogatives, ni les moyens techniques d’une action efficace dans une région aussi étendue que le Darfour (près de 500.000 km2, soit à peu près la surface de la France) face aux milices Janjawids qui bénéficient, on l’a dit, du soutien tactique et logistique de l’armée soudanaise. Ce soutien est particulièrement efficace d’après les constatations effectuées sur place et qu’Amnesty International a rendues publiques : le gouvernement de Khartoum ne respecte pas l’embargo sur les armes au Darfour imposé par l’ONU en juillet 2004 et étendu en 2005 à tous les protagonistes du conflit. Il équipe les milices Janjawids d’armes vendues par la Chine et la Russie, destinées légalement à l’origine à la seule armée régulière, et utilise l’aviation pour les soutenir dans leurs offensives.
Amnesty International avait déjà constaté au cours de l’été 2006 que l’aviation soudanaise avait bombardé des populations civiles à l’aide d’un Antonov. Elle a fait état plus récemment (mai 2007) de la présence de chasseurs chinois Fantan sur l’aéroport de Nyala ainsi que d’un hélicoptère d’attaque russe MI-24 et d’un Antonov sur celui d’El-Fasher (aéroports situés au Darfour). Il est clair que ces témoignages vont à l’encontre de la thèse officielle voulant que seules quelques tribus nomades arabes sont la cause du conflit et que le contingent qui devra s’interposer dans le conflit risquerait de se heurter seulement à des milices équipées d’armement léger.
Or, alors que le risque militaire est sérieux, le concept de force hybride, élaboré par l’ONU afin que le gouvernement soudanais accepte l’entrée d’une force étrangère sur son territoire a d’abord commencé par des propositions assez dérisoires, se limitant à l’envoi de quelques officiers de police occidentaux. Aujourd’hui qu’en est-il ?
Dans un appel lancé le 30 août dernier, le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, a demandé que les pays membres fournissent d’urgence des troupes et des équipements pour cette force hybride. Reconnaissant que les offres de troupes excédaient ce que l’ONU et l’UA avaient demandé, il a insisté en revanche sur la faiblesse de ces propositions pour ce qui concerne les unités aériennes et les unités logistiques polyvalentes. En d’autres termes, en l’état actuel des choses, la force africaine risque de ne disposer d’aucun moyen aérien, ni militaire ni même, simplement, logistique.
Une force qui ne disposerait pas de moyens lourds pour affronter de possibles offensives militaires aurait donc fort peu de chances de s’opposer efficacement aux milices Janjawids soutenues par l’armée soudanaise. Mais on voit mal comment les pays africains pourraient fournir à cette force d’interposition des moyens aériens et logistiques qui leur font souvent défaut ou dont, quand ils les ont, ils ont besoin pour assurer leur propre sécurité. Les difficultés s’annoncent donc nombreuses pour la mise en place de cette force. Ce qui nous conduit à prévoir qu’un déploiement (même celui de la « force » peu efficace dont il est question), ne pourra avoir lieu avant le milieu de 2008.
A l’aune de cette faiblesse annoncée et des délais envisagés, on comprend mieux l’agrément rapide de Khartoum qui s’est ainsi donné le beau rôle en semblant conciliant à peu de frais.
Mais l’on comprend aussi les demandes des Occidentaux visant à déployer une autre force d’intervention au Tchad et en République Centrafricaine où la question de la souveraineté du Soudan ne se pose pas mais où les troubles s’aggravent du fait du conflit soudanais. Ceci explique la décision de l’ONU, prise le 27 août, d’accorder à l’Union européenne et à l’ONU le droit de déployer des troupes dans ces deux Etats frontaliers, dans le but d’assurer la protection des réfugiés soudanais et de mettre ainsi fin aux incursions des milices dans l’est du Tchad et dans le nord-est de la Centrafrique.
Ceci explique aussi que le premier ministre britannique Gordon Brown et le Président français Nicolas Sarkozy aient jugé bon de faire à la fin du mois d’août, une déclaration commune (publiée dans le Times du 31/08) faisant état de leur engagement à redoubler d’efforts pour mettre fin à la situation au Darfour qui demeure « complètement inacceptable ». Cette déclaration affirme clairement que seule « la combinaison d’un cessez-le-feu, d’une force de maintien de la paix, de l’aide économique et de la menace de sanctions pourra apporter une solution politique à la région ».
Certes, les Etats-Unis avaient déjà fait savoir qu’ils prendraient des sanctions si Khartoum ne respectait pas la résolution sur le déploiement de la force hybride, mais ce qui est nouveau et intéressant dans la déclaration commune des Français et des Britanniques, c’est qu’elle souligne le fait que le seul déploiement d’une force hybride au Darfour ne suffira pas à résoudre un problème qui dépasse les seules frontières du Soudan. Si une intervention au Soudan devait se révéler indispensable, il serait nécessaire de sécuriser le Tchad et la Centre Afrique, mais il est tout aussi impératif d’accompagner les déploiements militaires d’une offensive diplomatique à l’encontre de la Chine qui demeure à ce jour LE soutien stratégique au gouvernement de Khartoum.
Rappelons en effet que si la Chine s’est officiellement déclarée en faveur d’un retour à la paix, elle a toujours insisté sur la nécessité de respecter la souveraineté du Soudan et est apparue comme hostile à la résolution 1706. Partenaire commercial majeur du Soudan et surtout acheteur de près des deux tiers de sa production pétrolière, Pékin défend des intérêts qui ne sont pas ceux de la France ni du Royaume-Uni mais qui viennent au contraire les perturber. Tant que l’action de la Chine visait à conquérir des marchés au détriment des deux autres puissances, il ne s’agissait que d’une guerre économique. Mais si la Chine utilisait ses capacités militaires pour équiper des mouvements susceptibles de déséquilibrer les pays voisins, alliés de l’une ou de l’autre, il ne s’agit plus de compétition commerciale.
La question du respect de l’embargo sur les armes à destination du Darfour va donc sans doute devenir l’un des aspects essentiels de l’action diplomatique occidentale. Khartoum semble l’avoir compris et multiplie depuis quelques semaines les difficultés aux diplomates occidentaux en poste au Soudan ainsi qu’aux représentants d’ONG susceptibles de confirmer les accusations publiques d’Amnesty International.
Au mois d’août, Khartoum a expulsé la chargée d’affaires canadienne, Mme Nuala Lawlor, accusée d’ingérence dans les affaires intérieures du pays. Le représentant de l’Union européenne, le Suédois Kent Degerfelt, a subi le même sort pour un simple manquement au protocole. Il a cependant pu regagner Khartoum, après les excuses du commissaire européen Louis Michel. Le même mois, Paul Barker, responsable de l’ONG Care a été contraint de quitter le pays. Tous ces incidents récents témoignent de la volonté soudanaise de montrer sa détermination à compliquer l’action des Occidentaux et augure mal de son acceptation réelle sur son territoire d’une force étrangère digne de ce nom, fut-elle hybride.
Le risque actuel est de voir la politique d’Omar Al-Bachir se durcir à l’égard des Occidentaux mais aussi et surtout des rebelles du Darfour. Car le Président soudanais ne dispose pas d’un pouvoir suffisamment fort dans le reste du pays pour accepter que la rébellion du Darfour gagne du terrain. Il faut en effet se souvenir que l’accord de paix qui a mis fin à la guerre civile entre le nord et le sud demeure fragile. Khartoum ne veut sans doute pas courir le risque de voir le conflit du Darfour ranimer les tendances sécessionnistes du sud-Soudan. La guerre civile entre le nord et le sud avait déjà révélé un conflit d’une nature proche, remettant en question la tutelle des Islamistes de Khartoum sur les populations noires du sud qui peuplent les régions pétrolifères du pays.
Entre la menace à venir d’une intervention étrangère hypothétique et la menace actuelle et très réelle des rebelles contre son pouvoir, Omar Al-Bachir pourrait être tenté de renforcer la lutte contre les rebelles, avec le cortège de problèmes humanitaires que l’on imagine. D’où la nécessité de tout mettre en œuvre pour faire comprendre au Soudan que les sanctions pourraient être dures et rapides – voire immédiates – si Khartoum envisageait de renforcer sa répression.