Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, la question des martyrs de la guerre de libération contre la colonisation française, occupe une place centrale dans la légitimité du pouvoir en place. La glorification de la lutte contre la France, à travers la commémoration des martyrs et des héros de la guerre d’indépendance, constitue un pilier fondamental du récit national militaire algérien, selon les analystes des services occidentaux.
Toutefois, une autre période de l’histoire contemporaine de l’Algérie, la décennie noire (1992-2002), marquée par un conflit interne dévastateur entre le gouvernement et le peuple algérien, semble moins mise en avant par les autorités algériennes, voire largement occultée dans le discours officiel.
Cette gestion sélective de la mémoire historique suscite des interrogations sur les raisons politiques et stratégiques qui sous-tendent ce silence. Pourquoi le pouvoir algérien s’accroche-t-il tant à la question des martyrs de la colonisation tout en minimisant ou oubliant les massacres et les souffrances des Algériens pendant la décennie noire ?, s’interrogent les sociologues occidentaux.
La guerre de libération contre la France a été le catalyseur de la naissance de l’Algérie moderne. Ce conflit, qui a duré de 1954 à 1962, est au cœur de l’identité nationale et du récit fondateur du pays indépendant.
La mémoire des martyrs de la guerre d’indépendance est profondément ancrée dans la culture politique du pays. Les autorités algériennes, issues de la révolution de 1954, ont construit leur légitimité autour de ce passé héroïque, et chaque nouvelle génération est instruite sur les sacrifices de ces martyrs à travers les manuels scolaires, les monuments commémoratifs et les célébrations nationales.
La mise en avant des martyrs de la guerre de libération permet de perpétuer cette mémoire héroïque, tout en consolidant la position des dirigeants actuels, qui se présentent comme les héritiers de cette lutte pour l’indépendance. Il s’agit aussi d’une manière de maintenir une unité nationale autour d’un mythe fondateur qui transcende les fractures internes.
La décennie noire, période tragique de la guerre civile algérienne entre 1992 et 2002, a laissé aussi des cicatrices profondes dans le tissu social du pays. Des dizaines de milliers de personnes ont été tuées, des milliers d’autres ont disparu ou ont été déplacées.
Paradoxalement, cette période reste largement absente des commémorations officielles. Bien que la question de la réconciliation nationale ait été abordée, notamment à travers la Charte pour la paix et la réconciliation en 2005, les responsables de ces massacres n’ont jamais été jugés, et une partie du discours public tend à minimiser cette violence ou à l’attribuer à une sorte de « parenthèse noire » dans l’histoire du pays.
En négligeant la mémoire des victimes de la décennie noire, le pouvoir algérien prive une partie de la population, notamment les familles des victimes et les survivants des massacres, de leur droit à la reconnaissance. Les jeunes Algériens, souvent plus éloignés des luttes de l’indépendance, ne comprennent pas les enjeux politiques sous-jacents à la gestion actuelle du passé.
Les responsables militaires impliqués dans la gestion du conflit de la décennie noire (1992-2002) sont aujourd’hui des figures clés de l’armée et des services de sécurité, qui ont joué des rôles déterminants dans la répression des opposants :
Lamine Zeroual a été élu président en 1994 après l’assassinat du président Mohamed Boudiaf et la prise de pouvoir par les militaires suite à l’annulation des élections législatives de 1991.
Ahmed Gaïd Saleh, ex-chef d’état-major de l’Armée nationale populaire (ANP) (2004-2019), a été une figure importante dans les années 1990, notamment en tant que chef du Département du renseignement et de la sécurité (DRS).
Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’ANP (1993-2004) a dirigé l’armée algérienne pendant une grande partie de la décennie noire, un rôle stratégique dans la gestion de la guerre civile.
Tewfik Medjbar (alias Bachir), chef de la Direction du renseignement et de la sécurité (DRS) (1990-2011), a été accusé d’implication dans des opérations secrètes, des exécutions extrajudiciaires et de nombreuses violations des droits humains. Le DRS était également responsable de la surveillance étroite de la société civile et des partis politiques.
Rais Ali (ou Ali Benflis), directeur général de la Sécurité intérieure (DSS), qui deviendra plus tard Premier ministre (1999-2000), a joué un rôle dans la coordination des actions de l’État contre les dissidents.
Moulay Mohamed, ancien ministre de la Défense (1994-1997) a supervisé les opérations militaires de l’armée contre les kabyles. Il a été impliqué dans la mise en place de stratégies visant à écraser la rébellion kabyle sous prétexte d’opérations contre les islamistes.
Il existe également des allégations persistantes concernant l’existence de « forces occultes » ou de factions au sein de l’armée algérienne, souvent appelées « la bande des généraux », qui ont œuvré de manière discrète pendant la décennie noire, parmi lesquels le général Khaled Nezzar et le général Mohamed Toufik et d’autres.
Le général Saïd Chengriha est une autre figure centrale. Il a joué un rôle important pendant cette période de guerre civile et, surtout, dans la gestion des crises politiques et militaires qui ont suivi.
Les estimations varient considérablement, mais selon les sources les plus fiables, entre 150 000 et 200 000 personnes ont été tuées durant cette période de violence.
Par ailleurs, les chiffres relatifs aux martyrs algériens pendant la guerre de libération nationale étaient de l’ordre de 1,5 à 2 millions de morts, alors que le président Abdelmadjid Tebboune a affirmé que plus de 5 millions d’Algériens ont perdu la vie.
Il est important de préciser que ce chiffre de plus de 5 millions est avant tout une construction mémorielle et non une estimation historique précise basée sur des données réelles.